Le réveil ibérique qui bouscule l Europe
EUROPE-ESPAGNE
Longtemps, le scénario paraissait immuable. Au nord, l Allemagne, locomotive industrielle et gardienne sourcilleuse des finances publiques. Au sud, l Espagne, nation convalescente depuis la crise de 2008, puis frappée de plein fouet par la pandémie.
Et voilà qu en 2025 les rôles se retournent. Selon les dernières prévisions de la Commission européenne, Madrid s apprête à afficher un déficit public inférieur à celui de Berlin, une première depuis près de vingt ans. L Espagne viserait un déficit autour de deux virgule cinq pour cent du produit intérieur brut en 2025, puis deux virgule trois en 2026. L Allemagne suivrait la pente inverse, au delà de trois pour cent l an prochain et proche de quatre ensuite.
Ce renversement n est pas un simple jeu comptable. Il dit beaucoup des dynamiques profondes qui traversent la zone euro. Il raconte la vigueur retrouvée d une économie espagnole dopée par la consommation, l emploi et les investissements. Il met aussi en lumière les fragilités d un modèle allemand heurté par la crise énergétique, l essoufflement de ses exportations et un cocktail de défis démographiques et industriels.
Pour comprendre ce basculement, il faut repartir des chiffres récents. En 2024, l Espagne a enregistré une croissance d environ trois virgule deux pour cent, quatre fois la moyenne de la zone euro. L Allemagne, elle, a encore flirté avec la stagnation.
Les prévisions pour 2025 prolongent l écart. Bruxelles et le Fonds monétaire international voient l Espagne tourner autour de deux virgule neuf pour cent de croissance, quand l Allemagne peinerait à dépasser deux dixièmes.
Alors, qu est ce qui propulse cette Espagne nouvelle version. D abord, un moteur que connaissent bien les habitants d Alicante et de la Costa Blanca, le tourisme. Après l arrêt brutal de la pandémie, le pays a retrouvé, puis dépassé ses niveaux d avant crise. En 2024, l Espagne a accueilli environ quatre vingt quatorze millions de visiteurs étrangers, avec des dépenses en forte hausse.
Ce flux irrigue toute la chaîne économique, des compagnies aériennes aux petits commerces, des hôtels urbains aux locations saisonnières. Sur la côte d Alicante, il se traduit par des saisons toujours plus longues et par une activité qui ne s éteint plus vraiment en hiver.
Deuxième carburant, l immigration. L Espagne a choisi une politique d accueil relativement ouverte, consciente de ses besoins de main d oeuvre. Résultat, une population en hausse et un marché du travail alimenté par de nouveaux arrivants, souvent latino-américains ou maghrébins, qui occupent une grande part des emplois créés depuis deux ans.
Cette dynamique soutient la consommation, remplit les écoles, relance certains quartiers et répond aux besoins de secteurs en tension, de la restauration à la construction. Là encore, la province d Alicante, très attractive pour les travailleurs étrangers comme pour les retraités européens, en est un laboratoire grandeur nature.
Troisième pilier, les fonds européens de relance. L Espagne est l un des tout premiers bénéficiaires du programme NextGenerationEU, avec environ cent soixante trois milliards d euros prévus au total. Des dizaines de milliards ont déjà été injectés dans la modernisation des infrastructures, la transition énergétique, la digitalisation des entreprises ou encore la mobilité durable. Dans de nombreuses communes de la province, cela se voit dans les chantiers de rénovation urbaine, les projets de transport, les aides à l équipement solaire ou les programmes de formation. Autrement dit, l argent européen ne reste pas dans les dossiers, il circule dans l économie réelle.
Cette combinaison tourisme immigration investissements se traduit par un effet boule de neige sur les finances publiques. Plus d activité signifie plus de recettes fiscales et moins de dépenses sociales liées au chômage. L Espagne a aussi profité du reflux de l inflation pour retrouver une consommation intérieure solide, sans être étouffée par des coûts énergétiques aussi élevés qu en Allemagne, grâce à un mix électrique plus diversifié et à une moindre dépendance au gaz russe.
L Allemagne, elle, paie le prix d un modèle très exposé aux vents contraires mondiaux. Depuis plusieurs années, sa production industrielle recule, en particulier dans les secteurs gourmands en énergie. La hausse durable des prix après la rupture avec le gaz russe a laissé des traces, tout comme les difficultés d approvisionnement et la concurrence accrue de la Chine. L automobile, colonne vertébrale du made in Germany, est en pleine mutation vers l électrique, avec des pertes d emplois et des investissements coûteux. Les exportations vers la Chine, autre pilier historique, ont nettement baissé en 2024 et 2025.
A ces faiblesses s ajoute une conjoncture budgétaire allemande plus tendue qu il n y paraît. Berlin doit financer à la fois la modernisation d infrastructures vieillissantes, l effort de défense et des mesures de soutien au pouvoir d achat, le tout dans un cadre politique instable et sous la contrainte du frein constitutionnel à la dette qui a été relâché mais pas abandonné. Résultat, le déficit grimpe au moment même où celui de l Espagne se resserre.
Faut il en conclure que l Espagne a définitivement pris la tête en Europe. Prudence. Le pays reste confronté à un endettement public élevé et à une crise du logement qui s aggrave dans les zones les plus dynamiques, précisément comme Madrid Barcelone ou Alicante. La hausse de la demande, portée par l immigration, le tourisme et l achat de résidences secondaires, pousse les prix et les loyers vers le haut, avec un risque social réel.
Mais la trajectoire actuelle témoigne d une transformation profonde. L Espagne ne se contente plus d être un soleil pour vacanciers, elle est devenue l un des principaux moteurs économiques de la zone euro.
Pour les francophones de la province d Alicante, ce renversement a quelque chose de très concret. Il signifie un marché de l emploi plus porteur, notamment dans les services, le bâtiment, la santé ou le numérique. Il suggère aussi une poursuite des investissements publics, donc des infrastructures qui s améliorent, des transports qui se modernisent, des villes qui se requalifient. Il rappelle enfin que la Costa Blanca, souvent perçue comme une terre de loisirs, est aussi un territoire qui profite pleinement du nouveau cycle espagnol.
En filigrane, l épisode raconte une Europe moins figée qu on le croit. Les anciennes périphéries peuvent devenir des centres de gravité, et les champions d hier peuvent douter. Ce n est pas une revanche, plutôt une leçon de mouvement. Et si l Espagne dépasse l Allemagne sur le terrain du déficit, c est surtout parce qu elle a trouvé, pour l instant, une formule efficace entre attractivité, réformes et investissement. La question désormais est simple. Saura t elle conserver ce rythme sans retomber dans ses vieux pièges, et l Allemagne saura t elle se réinventer pour ne pas laisser filer la locomotive. L avenir économique de l Europe se joue peut être dans ce duel inattendu.



