Pourquoi l’Espagne s’appelle l’Espagne : un nom, plusieurs vies
Il y a des mots qui semblent avoir toujours existé. « Espagne » en fait partie. On l’entend dans une conversation, sur une carte, dans un stade, au détour d’un récit de voyage. Et pourtant, ce nom n’est pas né d’un seul geste. Il s’est construit par couches, comme un paysage : une rivière qui donne une première idée du territoire, des navigateurs qui décrivent une côte, des Romains qui rebaptisent l’ensemble, puis des siècles de langues qui transforment les sons jusqu’à produire « España ».
Ce qui rend l’histoire du nom de l’Espagne si attachante, c’est qu’elle ressemble à l’histoire du pays lui-même : une péninsule au carrefour, vue par des peuples différents, racontée dans des langues différentes, et dont l’identité s’est longtemps exprimée au pluriel.
Iberia : quand une rivière devient un nom
Avant « Espagne », avant même « Hispania », le monde grec parle d’« Iberia ». Ce n’est pas un simple surnom poétique : c’est une manière antique de nommer un espace à partir d’un repère concret.
La piste la plus fréquemment citée relie « Iberia » au fleuve Èbre, connu sous la forme « Iberus » en latin et associé par les auteurs anciens à l’identité des peuples et des terres autour de lui.
L’idée est simple : on repère une grande rivière, on nomme les habitants, puis peu à peu la région entière.
Il faut imaginer la logique de l’époque : les frontières politiques changent, mais les repères géographiques restent. Une rivière, un cap, une chaîne de montagnes, ce sont des points fixes pour raconter le monde. « Iberia » est d’abord une étiquette utile, qui va s’élargir au fil des usages jusqu’à désigner la péninsule dans son ensemble.
Hispania : le nom romain, et une origine qui reste discutée
Quand Rome arrive, un autre nom s’impose : « Hispania ». Dans les sources romaines, « Hispania » sert à désigner la péninsule ibérique (et, selon les périodes, des territoires associés).
Là où les choses deviennent passionnantes, c’est quand on se demande d’où vient « Hispania ». Et il faut être honnête : il n’y a pas un consensus unique. Les spécialistes retiennent plusieurs hypothèses, parfois complémentaires, parfois concurrentes.
Parmi les hypothèses les plus connues, il y a celle qui fait remonter « Hispania » à une forme phénicienne souvent transcrite « I-spn-ya », dont le sens exact est débattu. Un thesaurus officiel espagnol consacré aux toponymes historiques rappelle précisément ce point : origine phénicienne possible, signification discutée, et ancienneté supposée très élevée.
Lapins, damans, ou autre chose ?
La théorie la plus populaire raconte une scène presque tendre : des navigateurs phéniciens arrivent sur une terre où pullulent de petits animaux, et ils auraient nommé le lieu en fonction de cette abondance. Le détail piquant, repris par des organismes de référence sur la langue, est que ces animaux auraient été assimilés à des damans (hyrax), connus au Proche-Orient, alors qu’il s’agissait en réalité de lapins européens.
On comprend pourquoi cette idée a du succès : elle donne une image concrète, facile à mémoriser. Et elle dit quelque chose de vrai sur la rencontre entre mondes différents : on nomme ce qu’on reconnaît, même quand on se trompe d’espèce.
D’autres hypothèses existent, dont certaines lient le terme à des activités économiques (métaux, travail du fer). Elles circulent largement, mais elles sont plus difficiles à trancher, faute d’accord définitif. Le point solide, à retenir, est celui-ci : « Hispania » est un nom romain, et son origine profonde est probablement antérieure, avec une part d’incertitude assumée par les sources sérieuses.
De Hispania à España : quand la langue fait le travail du temps
Ensuite, il se passe quelque chose de plus lent, presque invisible : la langue transforme le mot.
Entre le latin « Hispania » et l’espagnol « España », il y a des siècles d’évolution phonétique, d’usages écrits, de prononciations régionales, de copies de manuscrits. Le passage n’est pas un décret, c’est une mue. Le même nom, répété génération après génération, finit par changer de forme.
Au Moyen Âge et à l’époque moderne, on rencontre aussi l’expression au pluriel, « las Españas », qui rappelle une réalité politique durable : la péninsule n’est pas un bloc unique, mais un ensemble de royaumes, de couronnes, de juridictions. Le mot « Espagne » peut alors désigner un espace géographique, pendant que le pouvoir, lui, reste fragmenté.
Autrement dit, le nom « Espagne » existe, mais il cohabite avec une péninsule organisée en plusieurs entités.
Le XVIIIe siècle : centraliser un État, pas inventer un nom
Votre texte de base associait fortement l’adoption du nom « Espagne » au XVIIIe siècle. La réalité est plus nuancée.
Ce que le XVIIIe siècle change profondément, avec les Bourbons, ce n’est pas l’existence du mot « España » – déjà utilisé depuis longtemps – mais l’organisation administrative et politique. Les décrets de Nueva Planta (1707, 1715, 1716) réforment en profondeur les institutions de plusieurs territoires de l’ancienne Couronne d’Aragon et participent à un nouveau modèle d’administration plus centralisé.
C’est ici que votre intuition rejoint quelque chose d’important : à partir de ces réformes, il devient plus naturel, dans l’administration et dans la représentation du pouvoir, de parler d’un ensemble plus homogène. Dire « Espagne » devient plus évident dans la pratique de l’État, parce que l’État lui-même est davantage unifié dans ses règles.
Le nom, lui, n’est pas né à ce moment-là. Mais l’idée d’une Espagne administrativement recentrée, oui, prend une forme nettement plus lisible.
Ce que raconte ce nom, au fond
L’histoire du nom de l’Espagne est celle d’un regard extérieur devenu un usage intérieur.
« Iberia » raconte un territoire repéré par une grande géographie.
« Hispania » raconte un espace nommé à l’époque où Rome décrit et administre.
« España » raconte la langue qui transforme, puis l’histoire qui consolide.
Et si plusieurs hypothèses coexistent encore sur l’origine précise de « Hispania », ce n’est pas un échec. C’est normal : les noms très anciens sont souvent des fossiles incomplets. Ce qui compte, c’est de savoir distinguer les faits solides (les usages romains, les dates des décrets, l’existence des formes anciennes) et les interprétations (lapins, damans, forges), qu’il faut présenter comme des hypothèses, pas comme des certitudes.
FAQ
« Iberia » et « péninsule Ibérique », c’est la même chose ?
Oui, dans l’usage courant. Historiquement, « Iberia » est un terme ancien, notamment grec, qui a fini par désigner la péninsule. L’étymologie est souvent rapprochée de l’Èbre (Iberus).
« Hispania » est-il un mot romain ?
Oui. « Hispania » est le nom latin utilisé par les Romains pour désigner la péninsule ibérique.
Que signifie « Hispania » exactement ?
On ne peut pas l’affirmer avec certitude. Une piste importante renvoie à une origine phénicienne du type « I-spn-ya », mais son sens est discuté.
L’histoire des lapins est-elle sérieuse ?
C’est une hypothèse largement diffusée, souvent formulée via l’idée d’une « terre de damans » (hyrax) appliquée à une terre en réalité riche en lapins. Elle est plausible, mais elle reste une hypothèse parmi d’autres.
Les Bourbons ont-ils « créé » le nom Espagne ?
Non. En revanche, au XVIIIe siècle, les décrets de Nueva Planta participent à une centralisation administrative qui rend l’usage d’un nom unificateur encore plus naturel dans l’État.
Quelles sont les dates clés de la Nueva Planta ?
1707, 1715, 1716, selon les territoires concernés.



